Le nouveau de l'Histoire de la Tunisie avec Mohamed Tlili

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Il a fallu parfois voir des générations qui se succèdent, des noms et des dates qu’on véhicule appartenant aux différentes sources afin de pouvoir rétablir des vérités qui peuvent changer complètement le cours  historique d’une nation.

L’histoire elle-même est un domaine mystérieux et le déchiffrer en tant que spécialiste ou simple passionné reste un défi. 

En ce qui concerne l’histoire de la Tunisie, on sait déjà qu’il y a encore des choses très importantes qu’on ne connait pas mais qu’on essaye de dévoiler au fur et à mesure que l’on est permis.

Dans un entretien plus qu’intéressant avec Mr.Mohamed Tlili éminent historien, on essaye de dévoiler quelques uns des mystères d’une partie moins connue de l’histoire de la Tunisie, celle de la Numidie, en passant par des romances historiques et légendes.

Bonne lecture et bonne découverte des éléments inconnus sur l’histoire de la Tunisie antique.  

Mr Tlili, vous dites que c'est Hannibal qui a provoqué Massinissa. Pouvez vous nous donner les arguments qui soutiennent cette affirmation?

Pour mieux comprendre ce que nous avançons ici, il faut avoir à l’esprit ce qu’Hannibal avait établi comme stratégie pour lever le siège de Carthage et battre Scipion.

Hannibal avait bien compris que si ce dernier manœuvrait en terre d’Afrique avec autant d’assurance c’est que ses derrières étaient assurées par son allié africain le numide Massinissa.

Celui-ci vient récemment s’installer sur le trône massyle après l’éviction de ses compétiteurs soutenus par Carthage en particulier Mazaetulle.

Hannibal, en plus de ce dernier, s’était allié à d’autres chefs numides comme Tychaos, Dacamas et Massathès, Vermina, fils de Syphax, devait le rejoindre plus tard, après la bataille de Zama.

C’est en visant Massinissa en premier lieu qu’Hannibal pense lui offrir deux choix : soit le détachement de l’alliance avec Scipion ou la guerre et la perte de son trône fraichement récupéré d’autant que l’alternative Mazaetulle était là.

Cette visée de Massinissa par Hannibal aura l’avantage d’amener immanquablement Scipion à soulager le siège de Carthage et à se déplacer vers l’intérieur du pays pour secourir son allié Massinissa menacé.

Ce déplacement forcé pour soutenir son allié devait rendre Scipion vulnérable. C’est tout le génie stratégique d’Hannibal qui se dévoile là.

Si Scipion avait deviné le but et le danger de la manœuvre, Massinissa devait aussi garder prudemment le silence jusqu’à ce que Scipion se décide à se déplacer et lui venir en aide.

Autrement, fin politique et opportuniste qu’il était, Massinissa n’était pas loin de rallier Hannibal d’autant que celui-ci n’avait pas manqué de lui envoyer des signes pour obtenir son ralliement.

Scipion s’inquiétait déjà de ce silence ambigu et calculé de Massinissa. Trois grands noms emblématiques : Hannibal, Scipion et Massinissa, chacun dans une capitale : Hadrumète, Carthage et Cirta forment ainsi un triangle stratégique et géographique où allait se décider  pour la première fois l’hégémonie du monde méditerranéen antique.

Etant encore le maître de l’initiative et du jeu, Hannibal devait obliger Massinissa à se prononcer clairement. A défaut d’obtenir le ralliement de ce dernier, Hannibal devait le provoquer en occupant son territoire numide fraichement conquis.

On comprend dès lors l’intrusion d’un nom de ville numide comme celui de Zama dans ce conflit romano-punique. Ce statut d’un pays numide ennemi est bien confirmé par l’occupation manu militari et le pillage par Hannibal du territoire massyle de Massinissa, centré autour de la Zama Regia (Jema) (Zonaras, IX, 14, p.441, b).

C’est Appien qui nous apprend qu’Annibal s’employa à s’assurer la possession du royaume de Massinissa (Saumagne, 1962 a : 384-385).

D’après Saumagne, p.384-385 cette action préparatoire d’Hannibal pour passer au nord de la Dorsale devait nécessiter la prise d’un certain nombre de places numides dont certaines se sont rendues sauf Narké qui a opposé une certaine résistance et qu’il fallait la prendre par ruse.

Cette manœuvre provocatrice d’Hannibal devait amener Massinissa à réagir immanquablement, or celui-ci avait bien deviné le piège et garda tout son self control attendant que Scipion se décide à intercepter Hannibal  pour se prononcer en fin de compte au profit de celui-ci qui l’avait rétabli sur son trône contre ceux qui l’en avaient privé.

La défaite du grand Hannibal à la bataille dite de Zama est en partie l’aboutissement de toutes les trahisons et les maladresses de la politique de Carthage à l’égard de Massinissa. C’était déjà trop tard ; le brillant génie sophistiqué d’Hannibal n’y pouvait rien contre les desseins grégaires du vieux renard numide.

Les opinions concernant la bataille de Zama sont divergents. Quel est votre point de vue par rapport à ce sujet ?

La fameuse et décisive bataille dite de Zama a été depuis fort longtemps l’objet d’une polémique assez nourrie du moins en ce qui concerne sa localisation géographique, quant à la récente mise en cause de sa réalité, nous sommes loin de partager ce point de vue.

La valeur et la qualité des sources historiques, souvent divergentes et d’origines diverses, telle que l’œuvre de Polybe, ainsi que les conséquences politiques et territoriales de la bataille dite de Zama du point de vue numide interdisent toute remise en cause de la réalité géo-historique de celle-ci.

Polybe, plus particulièrement, même s’il était un client des Scipion, devait bénéficier de meilleures sources telles que des documents d’archives originaux de Scipion et de témoignages de ceux qui avaient fait la guerre tels que ceux de Laelius, lieutenant de Scipion et compagnon de Massinissa.

Polybe avait connu en Afrique en 150 av. J.-C. aussi bien Massinissa et recueilli son témoignage que son fils Gulussa et probablement son neveu Jugurtha à Numance en 133 av. J.-C.

Pour la seconde guerre punique, Polybe a dû puiser dans  les œuvres des historiens grecs de la guerre d’Hannibal tels qu’Eumachos, Xénophon, Chairéas, Sosylos et Silénos et des Romains qui ont écrit en grec comme Fabius Pictor et Ciincius Alimentus.

La plupart des sources historiques tels que Scylax de Caryande, Posidonius de Rhodes, maître de Diodore, Panaetius, Tite-Live et T. Varron sont toutes tributaires de son œuvre.

Panaetius devait accompagner Scipion et Polybe auprès de Massinissa en Afrique. Diodore et Appien, même si leurs écrits sur les guerres d’Hannibal étaient mal jugés toujours est-il qu’ils devaient confirmer, grâce à d’autres sources visiblement grecques, la réalité de la dite bataille de Zama.

Un autre historien latin Cornelius Nepos qui consacra une courte biographie à Hannibal était tributaire du Grec Timée de Taormine (340-250 av. J.-C). Celui-ci vivait dans le milieu gréco-punique de la Sicile et bénéficiait de sources grecques plus anciennes dont certaines sont contemporaines d’Agathocle fin du IVe s. av. J.-C.

Il est possible aussi qu’il ait lu les Annales de Carthage. Tant de témoignages souvent d’origines différentes, en accord sur la réalité de la bataille dite de Zama, tout en se recoupant et se confirmant mutuellement, ne peuvent pas être tous le produit de la manipulation et de la désinformation. 

Selon toute vraisemblance, la bataille dite de Zama avait bien eu lieu reste à en découvrir le lieu géographique. Pour la localisation relativement précise de celle-ci, plusieurs sites ont été proposés, le plus admissible fut bien évidement celui de l’actuelle Jema, étant l’identification de celle-ci avec Zama.

Si on a discuté à propos d’un problème secondaire celui de Zama Major (Zama Regia) et Zama Minor toujours est-il qu’une nette différence sépare la réalité des descriptions de la ville de Zama, où devait siéger Salluste en 46 av. J.-C., et celle de la dite bataille.

Si on a tout récemment admis, grâce à des découvertes épigraphiques décisives, que Zama puisse être l’actuelle Jema, la localisation du champ de la bataille éponyme garde tout son secret.

D’importants efforts furent consacrés pour percer le mystère sans parvenir toutefois à des résultats tangibles et convaincants. 

C’est dans le cadre de notre thèse sur la Numidie archaïque (cf. réf. supra, p. 77-83.), celle des rois (Regnum Numidiae), que nous nous sommes occupés de la localisation géographique de cette bataille sous un autre angle, celui des confins numido-puniques, en lui consacrant l’espace nécessaire.

Une nouvelle lecture géo-historique des sources confrontée aux réalités géographiques nous avait permis de quitter l’orbite et la pesanteur des interprétations traditionnelles.

Une lecture serrée des sources historiques suffisamment contextualisée par les données de l’époque nous avait amenés à identifier et à localiser le champ de la bataille.

Non pas à Zama mais à la périphérie du territoire de Zama  (peri Zaman), une nuance de taille surtout que l’on sait que Zama est le berceau de la famille numide massyle (cf. la borne de jbel Massouge) et que son territoire limite vers l’ouest celui de Carthage, entre les deux devait évoluer la grande voie magnis itineribus qui relie Carthage à la capitale punique du Byzacium : Hadrumète (Sousse) où Hannibal s’est installé. 

On s’est très rarement posé la question pourquoi Zama ? L’implication d’un territoire numide dans un conflit strictement romano-carthaginois a du s’imposer dans la stratégie d’Hannibal qui par cette incursion cherchait à provoquer Massinissa et l’amener à se prononcer clairement (voir supra).

C’était certainement à la périphérie du territoire numide et tout le long de la grande voie mentionnée qu’il convient de chercher ce champ de bataille célèbre.

Deux données nous aident à faire des choix relativement précis, les exigences en surface d’une grande bataille impliquant beaucoup de troupes pas moins de 100.000 combattants et surtout les grandes manœuvres avec des chevaux et des éléphants ainsi que la présence de la barrière orographique celle de la Dorsale tunisienne.

Celle-ci étant connue par un certain nombre de passages et de cols précis empruntés par les grandes voies de communication entre le Tell, les Steppes et le Sahel.

L’analyse de l’ensemble de toutes ces exigences nous avait amené à situer cet affrontement historique au niveau de l’actuelle grande plaine d’el-Fahs-Bou Arada.

Un point d’aboutissement qui a connu souvent des grandes batailles, la toute dernière c’était celle des blindés de la seconde guerre mondiale.

Ce choix est d’autant plus crédible qu’il répond à un certain nombre de paramètres dont le plus important est l’indice toponymique. Des survivances toponymiques actuelles pourraient être facilement confrontées aux indications toponymiques d’Appien et contribuent à une meilleure restitution de ce fameux champ de la bataille dite de Zama*.  

* Nous avons eu suffisamment de données à la fois littéraires, géographiques, topographiques et toponymiques pour  la localisation relative du champ de cette bataille dite de Zama. Ce qui fera l’objet d’une future publication. Voir déjà nos cartes publiées dans la thèse mentionnée (Vol. II, planches, 23, fig.1, 23, fig.2 et 23, fig.3).

Quelles étaient les implications de la bataille de Zama sur la Tunisie? 

Si on admet ce terme tout à fait récent de la Tunisie en cherchant à le traduire en termes de l’époque, le pays était composé en réalité de deux parties : une interface maritime assez étroite dominée politiquement par Carthage et l’intérieur dominé par la puissance numide divisée entre Massyles à l’Est et Masaesyles à l’Ouest.

Si on connait bien les implications de la défaite de Carthage et de ses alliés numides en particulier les Masaesyles de Syphax, on souligne très rarement ce que cette bataille avait eu comme résultat sur l’ensemble de la Numidie** .

Les clauses de l’accord de 201 av. J.-C. imposées par les Romains aux Carthaginois avaient permis à Massinissa d’unir pour la première fois la Numidie et d’en faire une véritable puissance méditerranéenne et africaine à l’époque. Libérés du joug carthaginois, les Numides avaient pu prospérer politiquement, socialement, économiquement et culturellement, on peut affirmer que c’est la première fois que les autochtones ont pu trouver l’expression civilisationnelle appropriée, grâce à l’hellénisme, en entrant dans l’histoire des peuples de l’époque.

Ce sont les visées hégémoniques romaines qui vont prendre le relai et réduire cet élan vital. C’est depuis, que la dépossession des peuples de l’Afrique du Nord s’est institutionnalisée  pour devenir à la limite une règle si ce n’est une fatalité.

Pour revenir  aux suites de la bataille de Zama, il faut reconnaitre autant celle-ci avait sonné le glas pour Carthage et sa puissance maritime autant elle fut le moment historique saisi par un grand génie de la politique : Massinissa pour voir son projet d’unir la Numidie aboutir.

On reconnait toutefois que son seul regret c’est de ne pas avoir réussi à réconcilier la mer et le continent. Il a souhaité  faire de Carthage la nouvelle capitale du pays unifié.

Un rêve que les Romains lui avaient ravi, au moment de son crépuscule, en détruisant Carthage : une métropole où il était élevé et connut l’amour tragique et impossible de Sophonisbe.

Une tragédie qui rappelle curieusement un autre amour impossible celui d’Elissa la Tyrienne et de Hiarbas l’Africain six siècles plus tôt.

**L'un des défauts majeurs de l’écriture de notre histoire nationale est cette vision jacobine à sens unique alors qu’il est bien établi que le pays connu actuellement sous le nom de la Tunisie connaissait à l’époque deux états celui de Carthage et celui de la Numidie. Celui-ci est souvent relégué au second plan s’il n’est pas occulté tout simplement. Comme quoi la marginalisation de l’intérieur du pays n’est pas un phénomène récent.

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Massinissa : une figure marquante de l'histoire. Pouvez vous nous apprendre plus, par rapport à ce personnage? 

Massinissa « une figure bien spéciale dans l’histoire » comme vous le dites et très célèbre depuis la plus haute antiquité devait bénéficier depuis Polybe de suffisamment d’attention et d’études au point où l’on avait jugé même que : « la geste de Massinissa, telle qu’elle est habituellement rapportée selon Polybe, semble même faire partie de la légende familiale des Scipion » (A. Laroui 1970, II : 28).

En fait, nous n’ajouterons pas grand-chose à ce que d’éminents savants lui avaient consacré comme études, nous citons en particulier Gabriel Camps et son ouvrage  Aux origines de la Berbérie.

Massinissa ou les débuts de l’histoire (Alger, 1961). En revanche, nous avons découvert un aspect très peu connu celui de la survivance dans la mémoire collective aussi bien de l’époque médiévale que moderne d’un certain nombre de légendes en rapport avec la divination et l’ancien culte de Massinissa.

La présence et la répartition de ces légendes ne manquent pas d’intérêt surtout comme reflet de la réalité géographique du Regnum Numidiae et de ses principaux centres. La longévité et la survie de ces légendes ne sont plus à prouver, l’essentiel est de savoir décrypter cet important patrimoine immatériel qui, comme le patrimoine matériel, subit aussi les ajouts, les déformations et accumule de véritables couches archéologiques.

Il y a maintenant plus de 15 ans que l’éminent épigraphiste tunisien Azedine Beschaouch (2000), pour reconstituer une inscription commémorative romaine célébrant la construction au IIe s. ap. J.-C. des aqueducs de la ville de Dougga, devait faire appel à une manifestation ethnographique, toujours vivante, celle de la célébration par les habitants des lieux du culte de la sainte Lella Mokhola gardienne de l’ouvrage hydraulique.

C’est ainsi que l’énigmatique passage [-]OCCOL[I]TANO de l’inscription en question fut complété en [M]OCCOLITANO ce qui doit donner le nom antique d’un lieu-dit***  Moccoli ou Moccola d’après Beschaouch.  

Cette survivance vertigineuse d’un nom attaché à un vieux culte illustre bien la capacité de la mémoire populaire à préserver des faits, des évènements et des activités qui remontent à la nuit du temps. 

A l’instar de cette survivance, nous avons relevé, toujours à Dougga bien évidemment, quelques légendes significatives à propos de Massinissa.

Rappelons que c’est seulement à Dougga qu’on a relevé une inscription attestant, dix ans après la mort de l’aguellid (138 av. J.-C.), l’institution du culte de Massinissa  (Lassère 1977 : 148 ).

Or ce qui est remarquable : c’était sur les traces de ce temple dédié au culte de Massinissa que les Romains devaient élever leur capitole, il est notamment curieux que l’aigle, gravé sur le fronton, symbolisant généralement l’apothéose fut l’objet d’une légende que devait recueillir P. Muskau 1835 : 402-403 et qui en dit long sur cette merveilleuse légende dorée de Massinissa. Cette divination de Massinissa semble inspirer également le fameux songe de Scipion E. (Leglay 1966 : 399, n° 1), rêve qu’il avait eu à la veille de la bataille d’Oroscopa en 150 av. J.-C.

Oroscopa est située entre Beja et Bizerte. Dans une des lettres de Peiresc adressée à Thomas d’Arcos (17 juillet 1632) (de Larroque Ph. Tamizey 1898 : 105), il était question d’une légende, en vogue chez les autochtones, rapportée par ce dernier sur Hercule, un géant qui avait beaucoup d’enfants et était empoisonné par sa femme.

Peiresc rapporte, aussi, que d’après un Tunisien, on appelle le géant de Dougga, Carmil/Caar-Rmal (Dulcarnain), assimilé à Dhou el-Qarneyn (Alexandre) et à Hercule. D’autres légendes, non moins importantes, étaient toujours en cours à Dougga, P. Muskau devait en  recueillir une, en particulier, celle de la princesse empoisonnée par un géant voisin, après une demande en mariage refusée.

Cette allusion très claire à la relation tragique entre Sophonisbe et Massinissa à la fin du IIIe s. av. J.-C. toujours en vogue au XIXe s. au-delà de l’exceptionnelle et extraordinaire survie de la romance historique prouve surtout que c’était ici, non loin de Dougga, que se déroulait la geste de Massinissa.

Parmi les représentations de Massinissa divinisé, on peut évoquer aussi l’image du taureau, c’est ce taureau qu’eut en rêve Sextius, le gouverneur d’Afrique à Thugga.

Il est assez remarquable que ces légendes puissent survivre assez longtemps sur ces mêmes hauts-lieux symboliques de l’incontestable présence numide, on n’a pas cessé de relever dans l’aire numide plus particulièrement entre Zama, Dougga et Bizerte, la Hippo Regius de la Massylie (Strabon), des survivances de légendes dont l’origine numide est certaine. 

Le géographe arabe Zohri (XIIIe s.) d’après Ibn el-Jazzar (Xe s.) (Basset 1898 : 17) devait rapporter sur les lacs de Bizerte une importante légende : « El Mazouqah était autrefois une grande ville ; on sait seulement qu’elle fut bâtie par un tyran**** du temps des Grecs.

Un roi de ces derniers lui demanda sa fille en mariage, il éprouva un refus. Alors il creusa un canal partant de la mer, le coula en plomb ( ?), c’est lui qui sépare Tabrah ( ?), jusqu’à ce qu’il l’amena près de la ville.

Il laissa l’eau se répandre et les habitants furent submergés. ». R. Basset 1898 : 17, n° 4, devait commenter à juste raison et avec une exceptionnelle pertinence : « Peut-être faut-il voir dans cette tradition un souvenir  confus de l’histoire de Sophonisbe, la fille d’Asdrubal, et ses deux prétendants Massinissa et Syphax ». R. Basset était certainement amené à cette supposition suite au recueil d’une tradition similaire recueillie chez les Beni Mnaser  des environs de Cherchell en Algérie.

Or cette dernière ville, plus connue dans l’Antiquité sous le nom d’Iol-Césarée, fut connue comme étant la dépositaire des traditions numides orientales transmises très probablement par le roi érudit Juba II, fils de Juba dernier roi massyle dont la capitale était Zama.

Il est clair que la légende racontée ici par ez-Zohrī (Basset 1898 : 17) sur le creusement du canal d’el-Mzawqa de Bizerte séparant Tabrah ne fait que rapporter l’écho lointain de la création de la Fossa Regia après 146 av. J.-C. et mieux confirmer cette révolution territoriale qui suivait la disparition de Carthage.

D’ailleurs c’est à ce niveau et non à Thabraca que nous préférons situer les confins numido-puniques. S’il  est bien évident qu’il s’agit bien ici de Massinissa divinisé, l’assimilation de ce dernier à Hercule ne manque pas d’intérêt.

La création du canal d’el-Mzawqa, rapportée par ez-Zohrī (Ibid.,), rappelle étrangement l’une des prouesses d’Hercule. Ce dernier aurait creusé, d’un côté, une fosse profonde pour assécher les plaines marécageuses de la Thessalie et inondé, de l’autre côté, la Boeotie (Diodore, Tite-Live, IV) . *****

***Nous n’excluons pas, non plus, qu’il pourrait s’agir là du nom d’une divinité maure (génie autochtone de la source, probablement antérieure aux Romains cf. deii maurii), étant la survivance de celle-ci sous forme anthropomorphique. Au Kef, la grande source de Ras el-Aïn est protégée par la sainte Lella Mena que d’autres désignaient, il n’y a pas si longtemps sous son nom libyque ancien : Ninna Thala. 
 
 **** Celui-ci évoque, dans la région de Benzart, à la fois le tyran  grec, dans le sens de Géant et Alexandre le Grand. Celui-ci devenu Iskander Dhou el-Qarneyn est la version herculéenne que la littérature judéo-arabe avait diffusée. Il s’agit en réalité de la rencontre de deux versions orientales du roman grec d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, l’une arménienne et l’autre syriaque, c’est le célèbre Dhou el-Qarneyn du Coran (voir infra). 
 
*****Il est curieux de relever que cette suggestion de la Boetie (Oghyghie) fasse penser à la lagune Tritonide de Béotie et à Kadmos en même temps. Doit-on attribuer cette transmission aux Ioniens ou aux Aïghides de Cyrène ou plutôt les Eubéens. 

Il n’est pas sans intérêt de relever qu’aussi bien sur les bords des lacs de Bizerte  (el-Mzawqa) qu’à Dougga, des traits communs unissent ces différentes légendes, tels que le mariage échoué et l’empoisonnement soit de l’époux ou de l’épouse, indices qui rappellent fort bien l’histoire tragique de Massinissa et de Sophonisbe.  

La présence du culte de Massinissa à Dougga confirmée par cette exceptionnelle survivance des légendes ne peut qu’attester que c’était ici plus qu’ailleurs que devait se situer l’épicentre de la Massylie numide et sa grande histoire, certains pensaient même que c’était à Dougga qu’on avait dû ensevelir l’aguellid.

En tout état de cause toutes ces attestations aussi bien matérielles qu’immatérielles du règne numide ne font que confirmer que c’est à l’Est de la grande Numidie et à proximité de Carthage qu’il faut chercher la capitale de la Numidie archaïque la Cirta regia.

C’est à juste raison que le bon sens localise cette ville au Kef (Cirta-Sicca) et non à Constantine, supposée la Cirta des Numides, où ses légendes sont totalement absentes alors qu’elles sont présentes plus à l’ouest à Iol-Césarée (Cherchel). 

Vous vivez dans la Numidie de Massinissa. Quels sont les plus beaux et importants sites de votre région?

Pour mieux découvrir ce qu’il est convenu d’appeler la Numidie de Massinissa ou la Numidie archaïque et l’apprécier à sa juste valeur, il faut d’abord rendre cette entité géo-historique, confinée très souvent dans les études comme un espace imaginaire, palpable et visible en termes de géographie actuelle.

Le point frontalier oriental de la Numidie le mieux identifié fut celui de Tisidium, Grich el-Oued actuel, situé à l’Est de Mejez el-Bab. En évoluant vers l’ouest, c’est toute la région de la basse Mejerda, le bas Tell ensuite la région de la moyenne et la haute vallée de Mejerda ainsi que le Tell et surtout le Haut-Tell, célèbre par ses magnifiques paysages et par sa générosité nourricière légendaire.

C’est ici, que tous les indices aussi bien archéologiques, épigraphiques, légendaires, littéraires confirment le cœur de l’ancienne Massylie numide de Massinissa.

C’est ici aussi que l’on relève la présence de nombreux sites et monuments de cette Numidie archaïque comme Simithu (Chemtou), célèbre par les carrières du marbre numidique, Bulla Regia, Musti (Krib), Lares (Lorbeus) créations urbaines de la Numidie du blé.

Dougga, célèbre par son archéologie mégalithique, son exceptionnel mausolée hellénistique et surtout par le culte de Massinissa avec son inscription bilingue où l’écriture libyque autochtone est officialisée.

Zama Regia, capitale de la Numidie massyle et haut lieu de la résistance numide, Vaga (Beja), célèbre comptoir du blé numide, El-Kef (Cirta regia) capitale de la Numidie unifiée et centre de l’amphictionie des Kirtesii, Maktar, dont les fouilles devaient mettre en exergue un certain nombre de données culturelles et onomastiques numides fort remarquables.

Ellès, connu par sa station dolménique, Medeïna (Althiburos) récemment fouillé, ce site a des fortes chances de remettre en cause un certain nombre d’idées reçues, Masculula (Henchir Guergour), ville numide par excellence, Kbour Klib, remarquable par son énigmatique monument triomphal numide de facture hellénistique et l’exceptionnel site naturel et historique dit  « Table de Jugurtha » (Kalaat Sinen) où Jugurtha et Juba I mettaient en sécurité leurs trésors.

Tous ces sites et monuments ne peuvent être découverts et appréciés que dans une vision territoriale géo-historique homogène celle de l’espace vital et du règne numides. Une totalité et une réalité à la fois géo-historiques et civilisationnelles dont on avait très rarement tenu compte.

Et si on réécrivait l’histoire de la Tunisie avec ces nouvelles données ? 

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